**Journal d’un homme – 15 mars**

Émilie traînait des pieds sur le trottoir, le corps en pilote automatique après une journée interminable : deux réunions, un conflit avec un fournisseur, des rapports à corriger à cause d’une erreur de stagiaire. Sa tête était une cocotte-minute et ses pensées, un brouillard. Elle ne rêvait que d’une chose : rentrer, enlever ses escarpins douloureux, prendre une douche brûlante et s’effondrer dans le sommeil.

Son téléphone vibra dans son sac. À contrecœur, elle le sortit, s’attendant à un message de son mari, Théo, lui demandant ce qu’il fallait préparer pour le dîner. Mais l’écran affichait un numéro inconnu. D’habitude, Émilie ignorait ces appels, mais quelque chose lui souffla de répondre.

« Allô ? » dit-elle d’une voix lasse, continuant son chemin vers le sixième arrondissement.

« Tu te crois où, la moutonne ? On est plantés devant ton immeuble depuis une heure, on crève la dalle ! » aboya une voix masculine à l’accent traînant.

Émilie s’immobilisa au milieu du flux de passants. Paris continua de tourner autour d’elle, indifférent. Cette voix rauque, ce ton cassant… Celle de la tante de Théo, Jacqueline.

« Pardon ? » fit Émilie, espérant avoir mal entendu.

« T’es sourde ou quoi ? » grogna Jacqueline. « On est là ! Moi, ta belle-mère et Kevin. Devant ta porte. T’as oublié ? »

Émilie plissa les yeux, tentant de se souvenir d’un événement quelconque. Aucun anniversaire, aucune fête. Aucun avertissement non plus.

« Jacqueline, excusez-moi, mais je n’étais pas au courant de votre visite, » répondit-elle, mesurant ses mots.

« Comment ça, pas au courant ? » s’indigna la tante. « Théo devait te prévenir la semaine dernière ! »

Émilie soupira. Encore une « omission » de son cher et tendre. Théo avait l’art de « zapper » les détails gênants.

« Théo ne m’a rien dit, » répliqua-t-elle sèchement. « Je suis encore au boulot. J’arrive dans quarante minutes. »

« Quarante minutes ?! » Jacqueline eut un rire outré. « Kevin va nous faire un drame si on tarde ! »

Kevin, le cousin trentenaire de Théo, incapable de faire cuire des pâtes sans supervision maternelle.

Une pensée traversa l’esprit d’Émilie : *Et si j’avais décidé de dormir chez Louise ce soir ?*

« Écoutez, je n’ai pas été prévenue, » insista-t-elle, gardant son calme. « Donnez-moi le temps de rentrer. »

« On n’a pas que ça à faire, t’sais ! » cracha Jacqueline avant qu’Émilie ne raccroche sans un mot.

Son cœur battait à tout rompre. Elle composa le numéro de Théo. Pas de réponse. Puis un second essai. Silence radio. La technique habituelle : éviter les conflits en jouant l’autruche.

« Donc il est au courant, » murmura-t-elle.

Son téléphone sonna de nouveau. Cette fois, c’était sa belle-mère, Colette.

« Émilie, ma chérie, tu arrives bientôt ? On se les gèle ici, et Jacqueline perd patience… »

La voix doucereuse de Colette lui donna des frissons dans le dos.

« Colette, je vous assure, je n’ai reçu aucune information, » répéta Émilie.

« Vraiment ? » Colette feignit la surprise. « Théo m’avait pourtant promis… »

Émilie compta mentalement jusqu’à dix. Toujours la même rengaine : *C’est à toi de gérer nos manquements.*

Soudain, une idée germa. *Et si je n’y allais pas ?*

Elle fit demi-tour et se dirigea vers un petit bistrot du Quartier Latin. À travers la vitre, elle aperçut des clients attablés, savourant des plats fumants.

« Bonsoir, » sourit la serveuse. « Vous désirez ? »

« Une carbonara et un verre de chardonnay, s’il vous plaît. »

Son téléphone vibra. Jacqueline. Puis Colette. Puis un SMS de Théo : *« T’es où ? Maman dit que tu réponds pas. »*

Elle sourit. Enfin, le mari daignait se manifester.

*« Retard au boulot. »*

Elle éteignit son portable et savoura son vin. Une douce chaleur l’envahit. Pourquoi se précipiter ? Pourquoi toujours courir ?

Les appels continuèrent, ignorés. Sa carbonara était parfaite. Son tiramisu, divin.

En rentrant, elle trouva l’appartement silencieux. Seuls deux emballages de traiteur abandonnés dans l’entrée trahissaient le passage de la tribu.

Théo, vautré sur le canapé, feignait de regarder un match.

« Enfin te voilà, » grommela-t-il sans conviction.

Elle ne releva pas, retira son manteau, alluma son téléphone. Une avalanche de messages :

Colette : *« Comment as-tu pu nous faire ça ? »*
Jacqueline : *« Quelle égoïste ! »*

Théo la fixait, mal à l’aise.

« Tu réalises ce qu’ils ont écrit ? Maman m’a harcelé toute la soirée ! »

Elle le regarda, impassible.

« Ta tante m’a traitée de moutonne, et toi, tu n’as même pas eu le courage de me prévenir. »

Il baissa les yeux.

« Je voulais faire une surprise… »

« Une surprise, c’est un bouquet de roses, pas un assaut familial, » rétorqua-t-elle.

Il resta bouche bée.

« Écoute bien, Théo. S’ils veulent venir, qu’ils préviennent. Et qu’ils se tiennent à carreau. »

Le lendemain, elle commanda un panier garni chez Fauchon, livré chez Colette – avec l’addition à régler sur place.

Quand Colette l’appela, furieuse, Émilie joua l’innocente :

« Mais c’est pour vous faire plaisir ! Vous vouliez être nourries, non ? »

L’appel se termina par des excuses murmurées.

Les semaines suivantes, un miracle se produisit. Jacqueline envoya un SMS poli. Kevin « lika » ses photos sur Instagram. Colette demandait systématiquement : *« Émilie est d’accord ? »*

Même Théo changea. Il annonçait ses plans, aidait en cuisine.

Un mois plus tard, lorsque Colette proposa une nouvelle visite, il bredouilla :

« Euh… Pas cette semaine, maman. On a des trucs. »

Il raccrocha, soulagé, et murmura :

« Mieux vaut ne pas te chercher… »

Émilie rit. Les limites étaient enfin posées.

**Leçon du jour :** Parfois, il suffit d’un non bien placé pour transformer le respect qu’on vous accorde. La gentillesse n’est pas une faiblesse, et ceux qui en abusent finissent par comprendre… à condition qu’on leur rappelle.

(Fin de l’entrée.)


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