Appel Inattendu

Appel Inattendu

**Appel inattendu**

— Pierre Dubois ? — La voix au téléphone était froide et professionnelle.
— Oui, c’est moi. À qui ai-je le plaisoir ?
— Je suis la directrice de l’orphelinat Sainte-Marie. Dans une semaine, votre fille fêtera ses trois ans, et nous serons obligés de la transférer dans un autre établissement. Êtes-vous sûr de ne pas vouloir la reprendre ?
— Attendez, quelle fille ? De qui parlez-vous ? Moi, j’ai un fils, Mathieu, bredouillai-je, choqué.
— Élodie-Pierre Lefèvre. C’est bien votre fille ?
— Non, pas du tout. Je m’appelle Dubois. Pierre, oui, mais Dubois.
— Excusez-moi, soupira-t-elle, visiblement épuisée. Il doit y avoir une confusion.

La tonalité qui retentit aussitôt me perça les tympans comme une alarme.
« Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Une fille, un orphelinat… Quels bordels dans leurs dossiers ! » Pourtant, cet appel resta planté en moi comme une écharde. Je ne pouvais m’empêcher de penser à ces enfants sans foyer, sans la chaleur d’une mère, sans un père attentionné, sans grand-mère qui gâte. Mathieu, lui, avait toute une tribu autour de lui, tantes et oncles compris…

Camille remarqua aussitôt ma distraction et mes réponses évasives. Comment aurait-elle pu ne pas voir que quelque chose n’allait pas ? Nous vivions ensemble depuis bientôt dix ans, et nous nous connaissions depuis le CP.

Elle attendit le dîner pour me demander directement ce qui me tracassait.
— Comment elle s’appelle ? lança-t-elle soudain.
— Qui ça ? demandai-je, abasourdi. « Comment sait-elle pour cette fille ? On l’aurait appelée aussi ? »
— Élodie, dis-je. Petite Élodie.
— Ah, Petite Élodie, c’est ça ? Moi, je suis Camille, et elle, c’est Petite Élodie ? s’énerva-t-elle.
— Oui, Élodie-Pierre Lefèvre.
— Tu vas me donner son numéro de sécurité sociale aussi ? hurla Camille.
— Mais elle n’en a pas, pourquoi faire ?
— C’est une migrante, peut-être ? gronda ma douce moitié, légèrement moins forte.
— Qui ça ? Je ne comprends plus rien.
— Ta petite Élodie, elle veut s’installer chez nous ? Avoue, misérable !
— Mais qu’est-ce que tu racontes ? J’étais tétanisé, le dîner oublié.

Alors, Camille se mit à pleurer. Pas de manière théâtrale, non, mais avec des larmes de colère qui tombaient comme des grêlons sur le bord de son tablier.
— Demain, je pars chez ma mère. Et sache que tu n’auras pas Mathieu, articula-t-elle entre ses sanglots.
— Camille, mais qu’est-ce qui te prend ? Pourquoi chez ta mère ?
— Tu croyais que j’allais jouer la bonne pour toi et ta maîtresse, ta Petite Élodie ?

L’absurdité de la situation commença enfin à m’apparaître. Je saisis Camille par les épaules, l’installai sur le canapé de la cuisine et lui racontai tout.

Maintenant, elle pleurait de pitié pour la petite. Décidément, les femmes ont un stock de larmes inépuisable, et elles les sortent pour n’importe quoi ! Moi, je ne supporte pas les pleurs, surtout ceux de Camille, ils me terrifient presque.

Après tant d’émotions, l’appétit avait disparu. Je picorai machinalement.

Je fus réveillé par Camille, en train de fouiller dans mon téléphone ! En dix ans de vie commune, jamais elle n’avait fait ça. Elle ne m’avait pas cru… Elle cherchait des preuves d’infidélité. L’amertume me submergea. Puis elle chuchota : « Pierreee… Pierreee… » en me donnant de petits coups.

Je fis semblant de me réveiller.
— Pierreee, c’est bien ce numéro fixe qui a appelé, hein ?
— Oui, répondis-je automatiquement, c’est celui-là.
— Bon, dors.

Et elle sortit de la chambre, emportant mon portable.

Facile à dire, « dors » ! J’entendis l’ordinateur s’allumer. J’attendis un peu avant de me glisser dans le salon.

Camille bougeait la souris frénétiquement, trop absorbée pour me voir approcher.

La barre de recherche affichait : « Orphelinat Sainte-Marie » et notre ville.

L’ordinateur afficha toutes les infos : le site officiel, l’adresse, le numéro, même une photo du bâtiment. Camille vérifia sur mon téléphone.
— Pierre, c’est le même !
— Quoi ?
— Le numéro ! Il correspond. C’est bien celui de l’orphelinat !
— C’est ce que j’ai dit. Tu me fais une enquête, maintenant ?
Camille se retourna sur sa chaise.
— Pas une enquête, une vérification.
— Pourquoi ?
— Pierre, l’orphelinat n’est pas loin, murmura-t-elle comme dans un rêve. Et si on y allait ? D’où sort ton numéro, si tu n’es pas concerné ?

J’y avais songé vaguement. Peut-être valait-il mieux y aller, découvrir d’où venait l’erreur.

Cette nuit-là, le sommeil fut long à venir. Je commençais à sombrer quand Camille me poussa du coude.
— Pierreee… Pierreee…
— Quoi encore ?
— Tu es sûr qu’il n’y a jamais eu personne ? Même une fois… une amourette d’enfance ? Elle t’aurait caché la vérité, abandonné la petite… Dis, Pierreee ?
— Mais quelle histoire, Camille ?! Je t’ai connue au CP et je ne t’ai jamais quittée ! Il y a trois ans, Mathieu était malade tout l’hiver, tu viens de reprendre le travail, c’était moi qui m’en occupais ! Les sirops, les médecins… J’étais épuisé ! Où aurais-je trouvé le temps pour une autre femme ?!

La question me taraudait aussi. J’ai repassé mentalement toutes les femmes de mon entourage. Aucune n’aurait pu me faire ça.

Le lendemain, nous sommes allés à l’orphelinat.

— Vous venez pour ? demanda la directrice, une brune élégante qui mordillait la branche de ses lunettes.
— L’appel d’hier, tentai-je d’expliquer.

Elle s’assit et soupira.
— Je n’ai pas le temps pour les devinettes. Soyez bref.

Je lui rappelai l’appel (je reconnaissais bien sa voix).
— Ah, ça… Elle sourit, lasse. Une erreur de numéro. Je voulais composer le 06 12… et j’ai tapé le 06 13. Que vous vous appeliez Pierre aussi, pure coïncidence.

Elle pointa vers la porte.
— L’autre Pierre était là avant vous.
— Quel Pierre ? demandai-je, sachant déjà la réponse.
— Pierre Lefèvre, le père de la petite.

Sur son badge, on lisait : « Isabelle-Martine Garnier ».

Camille avait dû le voir aussi.
— Isabelle-Martine, est-ce qu’il va la reprendre, ce Pierre ?

La directrice nous regarda et se rassit.
— Non. La mère est morte, et ce Pierre a déjà sept enfants avec différentes femmes. En trois ans, il n’est venu que deux fois, sous pression. Il ne veut pas d’Élodie.

Nous sommes sortis, sonnés.

Les enfants plus âgés jouaient dans la cour. Certains se balançaient, d’autres glissaient sur un toboggan. Deux garçons faisaient courir des voitures sur un banc.

Ils ne criaient pas, ne riaient pas fort. Ils— et alors que nous franchissions les portes, une petite voix désespérée cria “Papa !”, et nous nous sommes arrêtés, le cœur serré, avant de revenir sur nos pas pour signer les papiers d’adoption.


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