Le village était tout petit, plutôt un hameau. Perché sur une butte entourée de tourbières et d’airelles. Quatre maisons aux toits gris, usés par les pluies et couverts de tuiles, se blottissaient sous de grands chênes centenaires, ce qui donna son nom au village : Les Chênaies.
On y comptait à peine onze âmes. Les habitants vivaient de leur lopin de terre, de la chasse et de la pêche. Le plus à son aise était Jean-Étienne Morel, un homme avare et travailleur. La soixantaine bien tassée, mais encore solide comme un chêne. Cet automne-là, il avait ramassé près de quinze kilos d’airelles, pas seul bien sûr, mais avec Pierrot, son dernier fils. Pierrot avait dix-huit ans. Ses deux frères aînés vivaient à Lyon et n’étaient pas revenus depuis trois ans. Lui, il ne rêvait pas encore de la ville, mais le travail des champs ne l’emballait guère. Un matin, en rentrant à l’aube, il dit à son père : « Envoie les demoiselles aux Érables. » — « Chez qui ça ? » grogna Jean-Étienne. — « Chez les Lambert, pour leur Élodie. » Et, connaissant le caractère bourru de son père, il ajouta : « Si tu refuses, je fuis avec elle en ville chez mes frères. »
Jean-Étienne ne trouvait aucun réconfort en ce fils. Trop léger, trop insouciant. Pas l’étoffe d’un paysan. Et c’était son dernier. S’il partait, qui l’aiderait à tenir la ferme ? Margot, sa vieille épouse, n’était plus bonne à grand-chose, rongée par quelque maladie. Quant à Gaston Lambert, le père d’Élodie, c’était un ivrogne fainéant, mais sa fille était une beauté. Jean-Étienne l’avait aperçue l’été dernier, lors des foins. Grande, élancée, une natte blonde jusqu’aux reins. Des yeux gris comme des lacs de montagne. Qu’est-ce qu’elle lui trouvait, à Pierrot ?
Une fille pareille ferait honneur à n’importe quelle maison, et Margot avait bien besoin d’aide depuis des années. Bref, pour la Toussaint, on célébra les noces.
Un mois plus tard, un officier débarqua aux Chênaies et enrôla Pierrot. Le jour du départ, Élodie pleura comme s’il était déjà mort. Sans lui, la vie devint un enfer. Son beau-père ne la lâchait plus. D’abord, des gestes « innocents » : une pincée en passant, une étreinte pendant qu’elle trayait la vache. Puis, un jour où elle lavait le sol, il lui glissa la main sous la jupe. Elle n’osait rien dire, honteuse devant Margot qui gisait derrière son rideau. Une autre fois, alors qu’elle chargeait du foin dans le grenier, Jean-Étienne l’attrapa par-derrière, la jeta sur la paille et se colla à elle, l’haleine chargée d’ail et de gnôle. Sa barbe rêche l’étouffait. Elle suffoquait quand il commença à lui relever les jupes. Comment s’échappa-t-elle ? Elle n’en avait aucun souvenir. Mais une fourche à la main, pointée vers sa poitrine, elle gronda : « Je t’embroche, vieux bouc ! Seigneur, pardonnez-moi ! »
Après ça, il cessa ses avances, mais la harcela pour un oui ou pour un non. La vie n’était plus tenable. Élodie pleurait souvent, allait se plaindre à sa mère, aux Érables. Mais celle-ci ne faisait que soupirer : « Patiente. Quand Pierrot reviendra… »
Un soir, en retournant aux Chênaies, Élodie s’arrêta à l’épicerie pour du poivre et des allumettes. Elle prit aussi du laurier et de la moutarde en poudre, comme l’exigeait son beau-père. À contrecœur, elle reprit la route. Le froid lui mordait les joues. Trois mois sans Pierrot. Elle l’aimait, ce garçon espiègle, bien qu’il y eût des gars plus beaux au village. Mais eux étaient rustres. Lui, si doux… Ils avaient à peine eu le temps de s’aimer. Et maintenant, ce vieux démon… « Ça ne se passera pas comme ça. » Perdue dans ses pensées, elle arriva sans y penser.
Jean-Étienne grogna parce qu’elle avait tardé. Après un bol de lait, elle s’enferma dans sa chambre.
Le lendemain, on chauffa le bain. Une cabane près de l’étang. Élodie porta l’eau, alluma le feu. Puis, glissa dans sa poche un sachet de poivre rouge. Pour faire bonne mesure, elle y ajouta de la moutarde. Plus tard, en préparant le bain, elle en enduisit le banc et en versa dans le seau d’eau bouillante, sur la branche de bouleau. Les effluves la firent éternuer. Elle sortit en trombe – juste à temps pour croiser Jean-Étienne, une serviette sous le bras.
— « Tu fais exprès de laisser entrer le froid, garce ! » hurla-t-il.
Elle se jeta dans la neige, le laissa passer et courut à la maison. Le cœur battant, adossée au mur, elle se demanda : « Et maintenant ? » Peur, mais aussi une joie mauvaise. « Ça va chauffer pour toi, vieux salaud. »
Dans le bain, Jean-Étienne grimpa sur le banc brûlant. D’abord une bonne chaleur, puis… comme s’il s’asseyait sur des orties. Il bondit, hurlant, et plongea dans la neige. Un soulagement éphémère. Il rentra, grelottant.
Dans la cuisine, Élodie étouffait un rire fou. Margot, curieuse, la rejoignit. La vieille comprit et, après un moment, gloussa : « Bien fait pour ce sac à vin ! »
Jean-Étienne revint au bain, aspergea le banc, se rassit. Rien. Puis, il prit la branche… et le feu lui dévora la peau. Il dégringola, rampIl passa le reste de la nuit à souffler sur son derrière rougeoyant à la fenêtre, sous le regard perplexe du vieux chien Médor, et dès lors, il ne toucha plus jamais à Élodie, qui finit par rejoindre Pierrot dès qu’il fut libéré du service.
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